La Presse
Elle avait à peine 20 ans à son premier REER. Elle a épargné pour écrire. India Desjardins a la tête créative et les pieds bien ancrés.
L’écrivaine avait deux histoires d’argent à narrer.
« Je peux vous raconter mon premier REER et comment j’ai commencé à travailler comme auteure parce que ça se rejoint. »
India Desjardins sirotait un chocolat chaud dans un café de l’avenue du Mont-Royal.
L’auteure de la série à succès Aurélie Laflamme a 42 ans, mais paraît 10 ans de moins, sans flatterie.
Le visage étroit encadré de cheveux pâles, le sourire facile, elle se confie avec une fraîcheur confinant à la candeur, ce qui soutient l’illusion qu’elle tend en âge vers son lectorat d’adolescents.
Mais on s’aperçoit vite que cette présence avenante n’empêche pas une opiniâtre volonté.
Première histoire
« J’ai commencé comme journaliste, quand j’étais début vingtaine, et mon père m’a donné en cadeau un REER », débute-t-elle.
Pour le photographe qui arrive sur les entrefaites, elle applique avec réticence un rouge à lèvres discret – « J’haïs mettre du rouge à lèvres. Les rouges à lèvres ont souvent un petit goût qui teinte ensuite celui du chocolat. »
Sitôt les photos prises, elle reprend son récit et son chocolat chaud.
« J’avais mon premier appart, je ne gagnais pas beaucoup de sous, il ne restait pas beaucoup d’argent pour le plaisir », se remémore-t-elle en essuyant son rouge à lèvres.
Le REER serait investi par les soins de la conjointe de son père, qui entamait alors une carrière de planificatrice financière. « Elle m’a fait une bonne recommandation : ajouter une épargne à mon budget. C’était juste un petit montant par mois, 80 $ je crois, qui était pris automatiquement dans mon compte. »
Elle n’a plus relâché cette discipline.
« C’est ce qui m’a permis d’acheter mon premier condo, environ 15 ans plus tard. »
Voler de ses propres ailes
Coïncidence, elle a fait paraître en octobre dernier le neuvième épisode du Journal d’Aurélie Laflamme.
Voler de ses propres ailes narre les premières velléités d’indépendance financière d’Aurélie qui, devenue jeune journaliste pigiste, prend un premier appartement à 22 ans.
Le père d’Aurélie lui donne-t-il un REER ?
– Non, parce que son père est décédé.
Oups, désolé…
« Mais on parle d’argent, continue l’écrivaine. On parle de la première fois qu’elle s’est enregistrée pour une carte de crédit et des réticences de sa mère, et de son premier prêt à la banque. Ça commence comme ça, en fait. »
Encore une fois, India Desjardins s’inspire de ses propres expériences.
« Tu es confrontée au fait que tu as des comptes. Je me souviens que la première fois que mon loyer a été augmenté de 5 $ par mois, j’ai pleuré ! C’est fou, mais ça changeait tout mon budget de l’année. »
« Ça m’est déjà arrivé de prier pour un contrat ! » Non-croyante, elle avait adressé la requête à ses grands-parents disparus.
Elle mime la supplique, mains jointes : « Si vous m’entendez, ça me prend un contrat pour payer mon loyer ! »
La jeune journaliste venait de rompre avec son principal client, un magazine jeunesse dont le rédacteur en chef avait une relation ambiguë avec la vérité factuelle.
La réponse à sa prière est arrivée « comme dans un film ».
« Cette journée-là, j’ai reçu un coup de téléphone d’une nouvelle rédactrice en chef qui avait repris le magazine. »
Son budget a été sauvé du naufrage par le Titanic. La rédactrice en chef lui a commandé un article sur le film de James Cameron, article « qui [lui] avait rapporté 120 $ ! », se souvient-elle.
« Si mon père m’avait dit : « Tu devrais t’ouvrir un REER », ç’aurait été un concept flou pour moi. Le fait qu’il me donne un cadeau, la première étape a été faite à ma place, donc après ça, c’était facile. »
« Mon épargne, c’est ma liberté »
India Desjardins a pris la décision de se consacrer à l’écriture en 2003.
Elle a quitté son emploi au Journal de Montréal, conservé quelques contrats, et s’est mise à l’oeuvre.
« En calculant mes piges, je voyais que j’étais capable de payer mon loyer, ma bouffe, mes comptes – et ça inclut le REER dont je vous parlais. »
C’est sa deuxième histoire.
Elle s’est contrainte à un régime de simplicité plus ou moins volontaire, dont elle a soustrait « tout ce qui n’était pas essentiel, comme les vêtements, le confort, le maquillage, l’alcool, les voyages… ».
Elle ne se privait pas de sorties au restaurant avec les copines, mais utilisait un subterfuge financier digne des plus sagaces fiscalistes. « Je me faisais un petit souper, et au restaurant, je ne commandais qu’une entrée. »
Dans les bars, elle prenait un Perrier qu’elle étirait jusqu’à la fin de la soirée. Ces trucs et son budget minceur lui ont permis d’écrire ses premiers livres « sans avoir de soucis pour payer [son] loyer ou sans avoir à demander de subventions ».
Investissement littéraire
Son premier roman, Les aventures d’India Jones, est paru en 2005. Elle en a vendu 5000 exemplaires.
Pour le lancement du premier Aurélie Laflamme, l’année suivante, elle s’est encore refusée à se procurer des vêtements neufs. « J’en avais vraiment envie, mais je ne l’ai pas fait parce que je me disais : « Je veux écrire d’autres tomes. » À cette époque-là, chaque 100 $ valait énormément pour moi. »
Ses premiers revenus d’auteur étaient en partie réinvestis dans sa carrière.
Elle a assumé elle-même les frais d’autocar et d’hébergement des premiers salons du livre auxquels elle a participé – elle n’a pas de voiture, autant pour économiser que pour s’épargner des problèmes. « Je suis distraite, admet-elle. Je serais un danger sur la route. »
Lorsqu’un premier roman a été publié en France, elle s’est payé le voyage pour assister à un salon du livre. Elle est allée rencontrer à ses frais les éditeurs allemand et britannique qui s’apprêtaient à traduire ses oeuvres.
« Je n’ai jamais eu peur de faire ce genre de dépenses pour des choses auxquelles je croyais », assure l’écrivaine, animée et volubile au point de négliger son chocolat chaud.
À partir du quatrième tome de la série, elle a pu laisser graduellement tomber ses contrats de pige.
Succès !
Depuis 2006, elle a vendu 1 million d’exemplaires des romans d’Aurélie Laflamme au Québec et 1,2 million en France. Au total, 2,2 millions de livres. Et encore, elle n’a pas les chiffres pour l’Allemagne.
À l’oeil, ça doit bien représenter des revenus de 3 millions ?
– On va le calculer en moyenne.
Un auteur reçoit 10 % du prix de vente : « 10 % de 15 $, ça fait 1,50 $ », énonce-t-elle.
La multiplication donne des revenus de 3,3 millions de dollars depuis 2006.
Elle ne manque pas de courage. Elle pourrait être mise au pilori sur la place numérique pour ce genre de données. Le succès ne dérange pas trop, pour autant qu’il ne soit pas chiffré.
« Quelquefois, de nouveaux auteurs m’écrivent pour me demander « Comment tu as fait pour vendre autant de livres ? » Je n’ai jamais pensé aux ventes. Je ne pourrais pas te dire comment j’ai fait parce que ce n’était pas prévu. »
« Le seul calcul que j’ai fait, c’est comment je pourrais arranger mes finances pour avoir la liberté de créer ce que j’ai envie de créer. Et maintenant, mon épargne, je la fais de la même façon. Je me dis : « On ne sait jamais quand le succès peut s’arrêter. » »
Passion et retraite
India Desjardins était prête à courir le risque de vivre de sa plume, mais elle demeure frileusement prudente pour ses placements.
« Ça m’a pris vraiment du temps avant d’accepter d’avoir un portefeuille diversifié parce que j’avais peur, explique-t-elle. J’ai tellement fait de sacrifices pour mon argent que je n’ai pas une grande tolérance au risque. »
Elle a longtemps maintenu son régime budgétaire sec. « Mais maintenant, je me permets d’acheter des vêtements, de faire des voyages. »
Toujours très peu de rouge à lèvres, toutefois.
Sa première dépense d’importance a été le condo qu’elle a acquis en 2012, à 36 ans, en tirant de ses REER. « Quand j’ai acheté mon condo, je pensais que j’allais rester célibataire toute ma vie. » Elle s’était imaginé acheter sa première propriété avec un amoureux.
Trois ans plus tard, elle l’a vendu pour acheter une maison commune avec Olivier Bernard, alias le « Pharmachien ».
Ils partagent la même vision d’une vie financière bien réglée et sans excès.
« J’ai plus de fierté à épargner qu’à avoir des grosses possessions. Mon chum est comme ça aussi. »
Malheureusement, leur projet de famille s’est dissous en 2018 quand elle a mis fin à une démarche de fertilité pour des raisons de santé.
Ils se sont mariés l’été dernier, a-t-on appris ?
– Oui ! confirme-t-elle en épanouissant un large sourire ravi.
« On voulait symboliquement se lier, même si on n’allait pas avoir d’enfant et qu’on n’allait pas devenir une famille. »
Rêves incertains
À 42 ans, elle serait au mitan d’une carrière traditionnelle. Elle ne nourrit pas de rêve de retraite. « Je ne suis pas capable », prononce-t-elle.
« Le rêve que j’avais était plus un rêve de famille, et c’est un rêve que j’ai dû mettre derrière moi. Présentement, je suis en train de réinventer mes rêves d’avenir et je n’ai pas encore mis le doigt dessus. »
Pour l’instant, il prend la forme de travail, de voyages, de marches avec le bouvier bernois que le couple a adopté récemment.
« La retraite, je n’y pense pas comme quelque chose que j’aimerais atteindre, mais plus peut-être comme quelque chose d’inévitable qui arrive à certains artistes, parce qu’à un moment donné… »
La phrase reste suspendue… On devine qu’elle entrevoit, quelque part, des images de créateurs vieillissants, délaissés par l’inspiration et leur public.
« En fait, c’est plus une peur, la peur de ne plus être pertinente un jour. Et comme je ne sais pas de quoi l’avenir va être fait, pour moi, mon épargne est une sécurité. »
Le geyser créatif ne se tarit pas avec la soixantaine. À 65 ans, sa mère journaliste lui semble jeune.
« Et c’est dur de prendre sa retraite d’une passion. »
Elle a quitté le café quelques instants plus tard.
Son chocolat chaud était à peine entamé.
« Maintenant, je suis capable de vivre de ma plume avec la vente de mes livres au Québec, en France, en Allemagne, et aussi avec mes contrats de scénarisation. »